vendredi 5 janvier 2007

AT THE BEGINNING THERE WAS HOUSE.

1 SKYLINE

A 7 ans, j'écoutais du hard rock avec les copains du quartier, mon premier disque était un 45 tours d’ACDC Hell's Bells, mon premier album, Iron Maiden The number of the Beast. J'étais tout excité par l'univers qui gravitait autour de la musique, son iconographie en particulier, étant dessinateur depuis mon plus jeune âge. Dès que je pouvais je m'achetais des badges, des patches, même de groupes qui étaient encore inconnus pour moi, comme les Sex Pistols ou les Clashs, les logos et les pochettes de disques m’attiraient tout autant que la musique.
Un jour ma mère en a eu marre et m'a interdit de traîner dans les rues. Bon, je ne parlerais pas des conneries qui ont provoquées ce ras le bol, ce n’est pas le sujet.


Enfermé dans ma chambre, j'ai perdu de vue mes potes et le hard rock. Alors j’écoutais le Top 50 et ses mélodies sucrées de paroles souvent débiles. Cette émission est devenue une sorte de référence, car beaucoup de gens adorent la musique des années 80. Il est vrai que pour se détendre et éteindre son cerveau ça marche toujours. La nostalgie provoque vraiment des distorsions des sens et des souvenirs, serait-elle une drogue ?



Heureusement les années 80 ne se limitent pas au rock FM et à la Pop commerciale. Pour preuve le samedi soir j’étais devant « les enfants du rock », la musique y était bien plus excitante. Bien qu’avec le recul on était encore loin des groupes underground et novateurs du moment. Un peu de tenue, c’était sur la télévision de service public, tout de même. Pendant toutes ces années j’écoutais des trucs plutôt mélancoliques, de la New Wave, Depeche Mode, The Cure, Simple Minds, Eurythmics, Talk Talk, Bowie pour les plus connus. Mais aussi Kraftwerk, Dead can Dance, Front 242, Nittzer Ebb, les  Béruriers Noirs et Gogol 1er, là ça commençait à devenir plus sauvage.


Il y a également une particularité à mon parcours, depuis tout petit, je suivais mes parents tous les week-ends en discothèque en Flandres, le Café Français au Mont Noir ou le Manoir à Bailleul, ainsi qu'à la Palma à Menin. Je me souviens dans cette boîte d'un automate en acier, sorte d'orgue de barbarie métallique jouait les valses et les pasos dobles à fond les ballons.
Les danses à deux se suivaient durant une heure, puis il y avait une demi-heure de tubes pour les jeunes. C'est là que j'ai commencé à danser. Les adultes étaient différents lorsqu'ils dansaient, je les trouvais plus sympas et souriants, et à force j'étais devenu une sorte de mascotte. Je suis même devenu un baby barman et baby DJ, car Joël le patron aimait bien que je reste avec lui aux commandes.
Au fil des années, moi et mes copains du Café Français, commencions à trouver que la musique n'était pas assez funky. On poussait le patron à passer du Kool and the Gang, du James Brown, ou Imagination.  La musique black n’était pas encore très répandue dans mon coin au début des années 80.
En 1984 Orwell n'avait pas prévu que je deviendrai pour la première fois fan; comme beaucoup autour de moi ce fut de Depeche Mode.  Le nombre hallucinant de remix aux accents électro, poussaient vraiment à la collection.  Le magasin de disque « la boucherie moderne » venait d'ouvrir,  les choses se précisent.


Le vrai début de cette histoire est en septembre 1988, la rentrée des classes au lycée ; j'ai 15 ans, je suis en seconde.
Jusque-là, la musique était pour moi quelque chose de sympa, à partir de là c’est devenu une passion et avec cette passion ma vie nocturne commença.

En ce début d'année la rentrée au lycée Jean Perrin de Lambersart est bien tranquille. Thibault un pote du collège se retrouve dans ma classe. Son frère Thierry est dans un autre lycée, il est en terminale et il a une voiture, une Samba rouge ce qui colle tout à fait au sujet.



Le premier samedi à la sortie du lycée, je rencontre Thierry pour la première fois. Il est tout de suite très cordial, et nous propose à son frère et moi d'aller au Skyline le soir même. Nous n'avons jamais entendu parler de ce lieu. A vrai dire il n’y est jamais allé, tout ce qu'il sait c'est que c'est un peu bizarre et très chaud. On hésite un peu, puis on se dit, on verra bien.
Le soir on commence par boire de bonnes bières à l'Ecume des jours, pas loin du lycée Baggio. C'est la première fois que je goûte à la Rodenbach, à la Kwak, à la Bourgogne des Flandres, et à la Duvel. Je dois dire que ça commence fort.


Le Skyline, quand j'y pense, j’ai encore des frissons. Ma première virée dans une vraie boîte, et quelle chance c'était un lieu incroyable. Et bien que j’en ai vu des tonnes depuis, si je devais n’en garder qu'une ce serait celle-là. Il y a une première raison à cela : le SIDA bien qu’existant déjà, n’avait pas encore marqué les esprits en Belgique. L’ambiance était donc plus qu’érotique, une des principales raisons de venir au Sky était donc la drague, et surtout la partie de jambes en l’air qui suivait presque automatiquement. Au point que la drague était souvent aussi rapide que de proposer une clope.


J'ai bien sûr un souvenir assez flou de cette première soirée de Skyliner. J’ai observé depuis le bar cette faune plus âgée que moi, qui avait déjà ses habitudes, qui connaissait les codes, et qui ne se gênait pas pour explorer la décadence qu’offrait cette demeure. Je me souviens bien que j'ai été choqué. Le lundi au lycée c’était la grande discussion, c’était quoi ce truc. On sentait bien qu’on n’avait mis les pieds dans un monde parallèle loin de tout ce que l’on nous avait parlé. La question était est-on à notre place dans un lieu aussi dépravé? Je me suis persuadé dans un premier temps qu’il ne fallait pas que j’y retourne, je pense que j’en ai eu peur, ma petite voix judéo-chrétienne latente me mettait clairement mal à l’aise. Mais le vendredi soir venu, toutes mes craintes m’avaient quitté. Elles avaient mêmes été remplacées par une envie irrépressible d’aller au Sky. Et cette envie n’allait plus me quitter pendant 2 ans.




La douane de Risquons-tout à Mouscron, juste à l'entrée de la Belgique.
Le Sky, c'est un beau manoir du XIXème siècle, adossé à un bois. Ce n’est pas une grande boite mais plutôt une grande maison bourgeoise.  La décoration d’époque : les boiseries, les planchers, les colonnes, les stucs, les grandes cheminées, les grandes fenêtres, les balcons et surtout le grand escalier monumental en pierre, nous transporte dans une ambiance très bourgeoise, à la limite dans une époque lointaine dès que l’on a passé le portail en fer forgé.  Dans le hall d’entrée bardé de miroirs nous sentons l'effervescence. Il y a une certaine angoisse de se faire refouler. Les premières fois on dénote totalement. Notre look minet type Benetton, Chevignon ou New Man fait son office au lycée, mais là on n’y est pas du tout. Les habitués adoptent un genre que je ne connais pas. Un peu punk, un peu chic, un peu rock à l’ancienne, un peu cuir sado maso, un peu gay ou lesbienne et une petite dose de house. Surprise, le costard cravate trois pièces est très présent, la jupe longue également, pour les hommes. C’est la grande époque Gaultier Junior. Filles ou garçons, beaucoup ont de grandes houppettes bien rigidifiées par le gel. TinTin n’est pas loin…


Le comptoir d'entrée fait bien 1m80, perché là-haut, le caissier nous toise d'un air supérieur, limite antipathique. Il nous a laissé entrer, je me dis encore aujourd'hui qu'on a eu de la chance, vu qu’on était cinq mecs et quatre étaient mineurs... Mais bon on avait de bonnes têtes et dans l’ensemble l’ambiance était très informelle et conviviale. Le lieu était tout de même ouvert depuis le début des années 80, il avait déjà vu passer un sacré paquet de monde ; et là c’était la rentrée, on faisait partie du lot habituel de nouvelles têtes à cette époque de l’année.
Et hop, nous nous retrouvons avec cinq Skyliners dans les mains. Ces faux billets de un dollars rouges nous permettent de nous enivrer. Premier contact avec la charte graphique du Skyline, qui était pour le moins impressionnante, avec ces flyers, ces magazines, ces concerts, ces défilés de mode, le patron Marc Bulteau s’en donné à cœur joie pour faire un lieu de culture et de création d’avant-garde très pointu.  Quatre Pisangs orange, quatre Martinis blancs, il faut en effet commander par quatre car le bar est pris d’assaut en permanence. Si des substances chimiques ou naturelles gravitaient nécessairement dans les lieux ; nous sommes tout de même en majorité dans une ambiance alcoolisée, ce qui ne durera plus très longtemps.


Le grand escalier monumental est la scène d’un théâtre où l’on se montre, où l’on observe. Les dragueurs et les draguées se regroupent autour de se vide ; où une maquette d’avion genre voyage sous les tropiques a pris la place d’un lustre en cristal. Il est habillé de tubes de néon roses et bleus ciel qui courent le long de sa carlingue et éclaire toutes ces scènes.


Au pied de colonnes corinthiennes, nous aimons nous attabler en hauteur, depuis la mezzanine on a une vue sur tout l’étage et sur les vas et viens qui se déroulent plus bas. Le sexe est le lightmotiv des skyliners. Les filles sont sexy à mort, pas farouches bien au contraire, elles sont prêtes à se faire chasser. Les beaux mâles sont très entreprenants ; ils viennent, sans doute, tous de lire Don Juan ou Casanova, bien qu’en fait, je ne pense pas qu’ils aient eu besoin de lire quoi que ce soit. Tous sont soit très beaux, soit très marginaux. Je suis sans aucun doute le plus moche et conventionnel skyliner de la soirée, heureusement que mes amis sont des beaux gosses. Nous observons beaucoup, nous voyons des couples se former dans l'escalier, et nous les retrouvons plus tard faisant l'amour, dans le bois ou au fond des grandes et sombres cheminées de pierre.



Dans la salle noire, un puissant stromboscope  matraque les danseurs les plus enfiévrés. Dans un coin une magnifique poupée blonde en panoplie de Catwoman  est travaillée par derrière, sur le rythme incessant de la bass. Cela ne change rien au comportement des gens dans la salle ; ils en ont vu beaucoup d'autres. Peut–être attendent-ils patiemment que la place se libère ? La salle noire devait être à l’origine le petit salon du manoir, grande cheminée, parquet et bois massif du sol au plafond.
Le strombo y projette un flash ultrarapide, qui te permet d'entrée, mais t'empêche de sortir ; les ombres des danseurs, la fumée des cigarettes, les mouvements dans toutes les directions à la fois, il faut se concentrer pour avancer. La piste n'est pas grande, mais les danseurs y sont déchaînés ; un géant chauve en Perfecto usé jusqu’à l’os, balance son cuir sur le sol, et se met à danser dessus avec de grosses ranchos toutes aussi défoncées. Des mecs avec des lunettes et des moustaches énormes se roulent des pelles en se remuant sur le beat ; parfois les Villages People doivent être fiers de l’influence qu’ils ont sur la société.


C’est dans cette salle qu’est perché Patrice Catteau le Disc-Jockey résident du Skyline, sa marque de fabrique est de sortir des vinyls de cartons tout chauds importés de Chicago et de New York; des disques ultraconfidentiels qui aujourd’hui sont devenus des morceaux de légende. Il nous a scotchés lorsqu’il a fait le silence et le noir complet, pour lancer une intro très étrange du morceau « Can you feel it ? » des Jacksons, une version live car une foule hystérique  criait, et nous aussi bien évidement. Pour faire plus de bruit nous tapions énergiquement les pieds par terre. Il enchaina avant le début du morceau des Jachsons par le « Can you feel it ? » de Mr Fingers, et là, pour nous ce fut le début de la House! La messe était dite, le prêche mystique scandé dans ce morceau nous apprenait qu’un mouvement musical d’envergure venait de voir le jour, qu’il serait universel, qu’il serait basé sur l’amour, sur le rythme et que cela serait un renouveau !!!


Wow, c’est que ça fait réfléchir tout ça ; dans les grands canapés du bar et les alcôves, c’est un vrai baisodrome. Mais certains sont tout de même en train de parler; on parle musique. Les plus habitués, sont déjà blasés : «  Les gars, on est à la fin de l'évolution de la musique; ce que vous entendez là, on ne pourra jamais faire mieux ! C'est tellement nouveau, on est arrivé au bout d’un cycle !!! ». "Qu'est-ce que tu veux inventer de plus, que ces rythmes lourds, bien plus lourds que ceux de la disco, ces sons synthétiques bien plus stridents que des guitares électriques, et ces mélodies abstraites qui remplacent les paroles les plus mélancoliques."

Nous en sommes tous convaincus, le futur est là!



Patrice Catteau travaillait à US Imports un magasin de vinyls spécialisé dans l’importation de morceaux funk, soul et disco. Le fameux Gérard avait ouvert cette boutique rue de la Clef à Lille, elle devait déjà être là depuis un certain temps, lorsque sont arrivés les premiers disques de House. Ce lieu était une sorte de pied à terre aux Etats Unis, et justement de l'autre côté de l’Océan venait de commencer une révolution musicale. « On a la chance d'entendre la musique la plus underground des Etats Unis » disait-il. Mais surtout par ce biais on est devenu les premiers à aimer ce qui aller devenir le mouvement musical majeur des années 90.

Nous étions devenus les GOBB1 : Génération of Boum Boum Numéro 1…



Le seul morceau connu du grand public passe quelques temps avant la fermeture (comme une sorte de cloche bien connue dans les pubs) : Jacques Dutronc, les Cactus. Raison de plus pour faire les clowns sur la piste, quoique il faut se dépêcher d’aller au bar ! Au bar de l’étage il y a moins de monde et sans doute les plus vieux habitués. Un gros spot blanc est découpé par un lent ventilateur (façon Blade Runner) ; dans cette lumière Marc Bulteau prend nos commandes. C'est un grand type doux et sympa, très calme, c'est le patron. Je suis assez surpris de ne pas le voir totalement déjanté, ce devait être le mec le plus clean de la soirée. Pourtant c’est sûr qu'il a une énergie folle et qu’il l’a mis au service de ses clients comme peu de personne le font. Un bien beau métier, mais qui doit être crevant au demeurant !



La grande piste de danse est là, en mezzanine autour de l’escalier. Le long des murs il y a  toujours de grands canapés et toujours des gens qui s’y frottent. Les clairs obscurs savamment découpés permettent de se cacher ou se montrer ; là encore les perversions humaines sont à leur aise.
Cette maison est merveilleuse, ce mélange subtil entre des détails années 80 un peu kitsch, un peu toque, ce bricolage punk à la bonne franquette, et ces boiseries sculptées, ce luxe ancien, presque irréel ; c’est un peu comme-ci on faisait une teuf dans la baraque d’un jeune héritier qui se fout pas mal de la maison familiale…



Sur la piste du haut la lumière permet de mieux comprendre le ballet des danseurs. La chorégraphie varie à chaque morceau selon l’ambiance qui s’en dégage ; instinctivement des mouvements simples est répétitifs s’imposent sur la piste sans concertation. Chacun danse seul, quoique non, on passe les uns devant les autres, on échange des regards, et des mouvements, on se met à l’unisson puis on reprend son indépendance. On danse tous ensemble, c’est une drôle d’impression, comme si une alchimie unissait le dance floor dans une danse tribale où chacun donne de l’énergie aux autres.
Les bras sont lents et fluides, ils sont parfois très hauts ; ils se balancent comme une pendule, les yeux suivent les mains du regard. Lors d’une apothéose musicale telle un orgasme, deux danseurs se font face ; ils miment le passage de l’électricité à travers leur corps, ils sont terrassés par un éclair invisible qui semblent sortir de leurs doigts qui se touchent presque.




Les pieds glissent, de droite à gauche, d’avant en arrière ; le danseur est toujours en mouvement, il occupe tout l’espace disponible. Les corps sont détendus, les genoux sont pliés, le bassin se déplace et suit le rythme ; c’est une musique qui s’écoute avec les hanches, et où le cerveau serait à peu près au-dessus du pubis. C'est une transe, des heures durant, les Skyliners se hissent dans des contrées mystiques, entre le néant et la plénitude.


Le malheur de cette histoire est que je n’ai pu profiter du Sky que deux ans ; il a définitivement fermé ses portes en 1990 ; si j'avais pu, j'y serais allé plus souvent, si je pouvais, j'y retournerais encore...